CHAPITRE XII
Le nuage de pollution se dissipa. Posté dans le grenier, Léonard put ouvrir la lucarne pour observer les fossoyeurs. Il voulait voir Fernand, le traquer dans ses gestes, ses habitudes, pour trouver le moyen de le coincer. Couché dans un cercueil matelassé, hérissé de piquants, l’employé de Vautrin mimait un cadavre. Eusèbe le tirait par le col de sa chemise.
— Sors de là, fainéant ! lui cria-t-il. Sous prétexte d’essayer, tu roupilles.
Fernand ouvrit un œil, décroisa ses doigts qui, sur son ventre, emprisonnaient un crucifix mou.
— Pour juger du confort, patron, protesta-t-il, faut rester allongé plus de cinq minutes.
Eusèbe repoussa la couverture jaune à pois verts, bouscula le rustaud à la trogne rouge.
— Allez, dégage ! grinça-t-il. La comédie a assez duré.
Fernand quitta le cercueil en regimbant. Léonard remarqua qu’il s’était déchaussé pour « faire le mort ». Comment Catalina pouvait-elle subir les caresses de ce dégénéré ? Incapable de répondre, il reboucha la lucarne, rebroussa chemin, décida d’aller boire pour oublier le « rival ».
La nuit venue, l’alcool ingurgité enflamma ses entrailles, accentua sa migraine, gonfla son ressentiment. Comme il lui fut impossible de trouver le sommeil, il laissa la douleur physique se mêler au redoutable combat intérieur qu’il menait depuis la confidence de Vilma.
Il se retourna d’un bloc dans son lit, trouva plus inconfortable encore la nouvelle position, se dressa sur un coude, brutalement assailli par un doute de taille : la femme d’Eusèbe avait peut-être menti ? L’atroce possibilité, l’éclatante éventualité lui fit autant d’effet qu’un seau d’eau froide lancé en pleine figure. Il se mit sur son séant, les yeux écarquillés dans la pénombre à peine érodée par un minuscule lumignon qui flottait dans un coin. C’était vrai, bon sang, les enracineurs de macchabées pouvaient bien lui tendre un piège ? Quel crédit faire à Vilma, cette truie ? La situation, il devait l’avouer, restait complexe. Vilma avait aussi bien pu révéler la vérité, à cause de Felipe ! Comment être sûr ? Le faciès écarlate de Fernand s’imposa encore plus fort à lui. Il se représenta avec une netteté photographique les joues rebondies, les veines saillantes du cou gras, la bouche veule. L’image de Catalina se superposa à celle de l’homme à la silhouette simiesque. Se succédèrent ensuite d’insupportables scènes érotiques où, naturellement, les seins de la nourrice jouaient un rôle prépondérant… Léonard voulut attraper une bouteille disposée près de son lit, la déséquilibra ; elle bascula, heurta le coin d’un meuble, éclata contre le mur, maculant le tissu tendu. Fâché contre sa maladresse, il toussota, contint la nausée qui emplit sa bouche d’un goût de suie, se recroquevilla en chien de fusil.
Après une nuit fort agitée, il fonça au grenier sans prendre le temps de s’habiller, se posta à la lucarne, ses jumelles vissées à ses yeux fatigués.
À califourchon sur un cercueil clos qui ressemblait davantage à une ancienne torpille qu’à un noble écrin réservé à un défunt, Eusèbe sifflotait. À l’aide d’un tournevis électrique, il vissait sur le couvercle une feuille de plastique incurvée sous ses cuisses, et qui symbolisait un phallus. De temps à autre, par tic, il rabattait sa mèche de cheveux gênante sur son front, mais elle retombait aussitôt, comme mue par un ressort récalcitrant. Non loin de lui, un adolescent dégingandé, à la trogne allongée, couverte de boutons, décrottait un coffre resté sous la pluie, tout maculé de boue et de coulures acides. C’était le remplaçant de Felipe. Vilma, quant à elle, se tenait sous la véranda, comme d’habitude, derrière la table de travail recouverte d’épluchures de légumes grisonnantes.
L’adolescent abandonna son chiffon, s’empara d’un énorme pinceau et badigeonna le caisson d’un vernis rouge qu’il puisait dans un tonneau de fer. Ses gestes étaient maladroits ; la substance colorée dégoulinait sur ses poignets, gouttait sur ses chaussures.
— Barbouille avec soin, imbécile ! lui conseilla Eusèbe qui l’observait du coin de l’œil. Quoique celui qu’on mettra dedans n’y verra plus rien et ceux qui l’entoureront, plus grand-chose.
Le jeune homme rit de la boutade. Une sorte de hennissement fit balancer sa tête bourgeonneuse d’avant en arrière.
Sur ces entrefaites, le Baffur corbillard arriva, luisant comme une cerise mûre. Marcel le pilotait et Joan était assis à côté de lui, le buste pris dans les harnais de sécurité. Lorsque le véhicule stoppa, tout près d’Eusèbe, ils sautèrent en même temps de l’habitacle et se précipitèrent vers la portière arrière. Couverte d’un immense châle de deuil, d’un jaune douteux, constellé de taches, une femme parut. Les deux hommes l’aidèrent à descendre de l’appareil. Un voile lie-de-vin couvrait son visage qu’elle semblait vouloir dissimuler derrière une ombrelle décolorée. Eusèbe quitta son perchoir et s’empressa de manifester des politesses à la cliente.
— Madame, fit-il, déférent, l’air contrit, avec une courbette outrancière, que nous vaut l’honneur de votre visite ?
Joan et Marcel, lèvres serrées, épiaient la rencontre avec intérêt. L’inconnue désigna le cercueil qu’Eusèbe venait de quitter et, d’une voix suraiguë, gloussa en désignant le phallus :
— Que voilà une belle bite ! Développée, hautaine, excitante ! Elle est, je le parie, l’ultime hommage à un baiseur de fond ; je commande donc la même pour mon défunt mari. Pensez donc, il est mort il y a deux heures et sa queue me manque déjà…
Elle s’approcha d’Eusèbe, l’invita en un chevrotement larmoyant :
— Mais avant que de nous lancer dans les affaires, beau fossoyeur, ne pourriez-vous pas honorer sur l’un de ces lits capitonnés qui ne profitent somme toute à personne, le cul appétissant d’une fraîche douairière ?
Eusèbe, vexé de s’être laissé berner par la mascarade, explosa :
— Contrefais mieux ta voix, comédien de mes fesses !
Marcel et Joan pouffèrent ; tandis qu’ils se tapaient sur le ventre, Fernand ôta les voiles qui l’enveloppaient.
— J’aurais dû faire le coup de la veuve en chaleur au petit, dit-il en désignant l’adolescent qui devint cramoisi et le menaça de son pinceau.
Découvrant Fernand enjuponné, Léonard se recula comme si on lui avait craché au visage. Autour de lui les murs se penchèrent, les statues basculèrent. Ce vertige lui rappela soudain la tétée ; il tira sa montre, passa sa langue sèche sur ses lèvres : pour la première fois, il avait laissé passer l’heure, et c’était à cause de cette petite frappe de Fernand.
Vilma qui posait avec une froide ténacité, déclara tout à trac :
— Au fond, tout est de la faute de Catalina. Si cette pouliche n’avait pas couru après le Fernand, j’aurais encore mon Felipe, et toi tu continuerais à salir des panneaux de la circulation.
Léonard s’arrêta de peindre, se racla la gorge, considéra d’un œil sévère la souillon qui enchaînait :
— Tu n’es qu’un minable, c’est sûr, mais le véritable auteur du drame, c’est cette garce. De mon côté, j’avais bien demandé à ce gros porc de Fernand de laisser ta femelle tranquille, mais tu sais, quand le sexe commande on se fout des conseils comme d’anciennes chaussettes.
Léonard se forçait à la tâche, mais ses doigts lui obéissaient mal ; d’ailleurs, il avait l’intuition qu’il n’achèverait jamais le portrait commencé.
— T’as guère envie de bosser, s’aperçut Vilma en émettant un borborygme de fontaine en manque d’eau. Mais je suis pas mauvais cheval, je te laisse tranquille, je reviendrai un autre jour.
Elle s’étira, se leva, s’approcha de son cabas, y plongea la main, en retire un objet long, enveloppé d’un chiffon. Se souvenant de la patte de chat, Léonard eut un mouvement de recul.
— C’est le poignard de Felipe, avoua-t-elle avec des airs de conspiratrice. Je l’ai récupéré dans sa chambre juste avant l’arrivée des gendarmes. Tu peux le prendre.
— Que voulez-vous que j’en fasse ? s’inquiéta Léonard en saisissant le paquet comme s’il s’agissait d’un bâton de dynamite à la mèche allumée.
Dans le visage de la femme les yeux brillèrent comme des escarboucles.
— Une lame vaut un serpent, siffla-t-elle entre ses dents.
Laissant le peintre médusé, elle sortit aussi vite que si elle s’enfuyait. Un souffle violent coucha les arbres défeuillés du jardin, entra dans la pièce, tourbillonna, entraînant des odeurs soufrées, des remugles de pourriture. Léonard s’empressa d’aller refermer le battant resté ouvert, puis il déroula le chiffon sale qui contenait le poignard, une belle arme de jet, à la lame élargie vers la pointe, épaisse et trapue. Tandis qu’il examinait le couteau, il se rendit compte que la lumière baissait : une ambiance crépusculaire envahissait la pièce, baignée de clarté quelques instants auparavant. Des éclaboussures d’eau noire strièrent les vitres poussiéreuses des larges baies. Il pleuvait. Les vapeurs acides allaient encore ravager l’espace… Quelle époque !
Sa poitrine posée sur la coupe de ses mains ouvertes, Catalina contemplait, de sa fenêtre, les éléments déchaînés. Elle avait écarté les pans de son peignoir et semblait offrir son corps aux dieux de l’orage. Respirant à grandes gorgées comme quelqu’un qui se noie, elle attendait fébrilement un éclair, un coup de tonnerre. Apeurée, elle prenait un plaisir douteux à surprendre une ligne de feu tranchant à la manière d’un coup de sabre les outres lourdes des nuages. Elle jouissait, sans comprendre pourquoi, de voir ces blessures célestes, ouvertes brutalement, exsuder leur sang noir.
Un faisceau enflammé passa tout près, piqua dans le jardin avec un claquement sec, assourdissant. Elle en frissonna de la tête aux pieds, passa sa langue humide sur ses lèvres pulpeuses, se massa les seins, pressa les mamelons de ses doigts agiles. Le vent hurlait maintenant. Les gouttes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus serrées, crépitaient, éclataient partout en taches d’encre violette, se disloquaient comme des mollusques lancés avec force ou écrasés par d’invisibles coups de massues. Devant ce déchaînement de cris et de souffrances, Catalina renversa la tête en riant ; elle plongea ses mains entre ses cuisses, s’agita de petits soubresauts. Lasse de tressaillir selon le rythme spasmodique qu’elle s’était imposé, elle tourna le dos à la tempête, gagna la coiffeuse, ouvrit un tiroir, en retira la fiole vide ayant contenu le poison, la brisa en menus morceaux, à l’aide d’un pilon improvisé. Ensuite, elle se débarrassa des fragments dans la cuvette des w.c. qu’elle rinça longuement. Quand elle eut terminé sa besogne, les éclairs s’affaiblirent, les bruits s’atténuèrent, des rayons diffus, rosés, trouèrent les nuées. Elle allait se coucher, languide, mais des coups retentirent à sa porte. La poignée joua mais, fermée à double tour, la serrure résista.
— Ouvrez ! ordonna Léonard.
Le capitonnage étouffait sa voix. Catalina ajusta sa robe d’intérieur, noua la ceinture, s’adossa au mur, immobile, la respiration bloquée.
— Ouvrez, pour l’amour du ciel !
« Pour l’amour du ciel ? » La nourrice sourit tristement, secoua sa chevelure et se replia sur elle-même, déterminée.
— J’enfonce la porte, prévint le peintre.
Catalina blêmit ; elle ne s’attendait pas à autant d’opiniâtreté. Un choc terrible ébranla le panneau. Une seconde charge secoua les tableaux suspendus à la cloison, transmit des vibrations dans le plancher. Le bois de la porte craqua.
— Arrêtez ! supplia la nourrice, effrayée. J’ouvre.
Elle actionna le pêne, recula jusqu’à ce que ses jambes heurtent le lit. Haletant, ivre de rage, la moustache et les cheveux en désordre, Léonard fit irruption. Les poings serrés, il sautillait et feulait comme un diable :
— Je t’ai louée, payée, achetée. Tu m’appartiens corps et âme. Souviens-toi de ça, petite peste. Tu es mienne !
Ses yeux sortaient de sa tête, ses dents s’entrechoquaient. Catalina contourna le lit, mais le dément se pencha au-dessus de la couche, attrapa le bout de sa ceinture, la tira.
— Déshabille-toi…
Catalina, à demi dévêtue, chercha à se reculer, mais c’était peine perdue, l’autre tenait bon, s’affalait parmi les coussins.
— Nue, tout de suite !
Catalina se mordit les lèvres ; pressant ses tempes de ses doigts, elle capitula :
— Si ! Si ! Nue…
Elle laissa tomber sa robe à terre ; Léonard poussa un ricanement de victoire, mais la nourrice se pencha, passa une main preste sous le lit, tira un objet métallique qui tinta sur le parquet. Le canon de son antique fusil de chasse s’éleva à quelques centimètres du visage du peintre :
— Ya no quiero de usîed. Se acabô, Léounard.
Fasciné par les deux trous noirs qui le narguaient avec une arrogance pleine de menaces, Léonard grogna, rampa vers le bord du lit opposé, toucha le sol, se mit debout, trébucha dans le tapis. Catalina épaulait, le visait sans trembler.
— Ne commettez pas l’irréparable, nasilla-t-il, lamentable. Vous seriez bonne pour le laser. Alors, adieu l’immense fortune que je vous lègue !
Éperdu, il heurta la porte de l’épaule, la fit pivoter, se rua dans le couloir, clopina jusqu’à sa chambre où un grésillement l’accueillit : le sidérophone de l’inspecteur Bousquet venait de se matérialiser. Ce simple bourdonnement produisit sur lui l’effet d’une décharge électrique. Les jambes flageolantes, il écouta la voix qui suinta de l’appareil :
— Dans le M’Zab, aux portes du Sahara, vit une célèbre famille, les Aïssa Badji, spécialisée dans la chasse de la vipère à cornes. Du venin, ils tirent un excellent sérum et même des aphrodisiaques…
Bousquet ménagea un temps de silence ; foudroyé, incapable de répondre, Léonard attendait la suite :
— Vasquez, votre fournisseur en couleurs, a noué, nous le savons, des relations avec les Aïssa Badji. Il s’est procuré un serpent et vous l’a livré dans un innocent paquet de tubes de peinture.
— Cousu de fil blanc, bafouilla Léonard, et trop simple pour être vrai.
— Vasquez n’a pas encore lâché le morceau, convint l’inspecteur, mais il parlera, soyez en certain !
Léonard fouilla ses pensées pour protester, mais un ironique bip-bip assura que la ligne venait d’être coupée. Le sidérophone de Bousquet disparut dans un petit nuage rosé qui s’estompa à son tour, laissant Léonard aussi vaillant qu’un poisson tiré hors de l’eau.